Vanessa Desclaux
Anaël Pigeat
Antoine Marchand
Emmanuelle Lequeux
Elisabeth Wetterwald
François Coadou

Texte d'Elisabeth Wetterwald , 2008

IN-A-GADDA-DA-VIDA *

J’imagine que vous êtes plutôt curieux de savoir qui je suis, mais je suis de ceux qui n’ont pas de nom fixe. Mon nom dépend de vous. Donnez-moi le premier nom qui vous passe par la tête.
Si vous pensez à quelque chose qui s’est passé il y a longtemps : quelqu’un vous a posé une question et vous ne connaissez pas la réponse.
C’est ça, mon nom.
Peut-être qu’il pleuvait fort.
C’est ça, mon nom.
Ou alors vous êtes allé à pied quelque part. Il y avait des fleurs partout.
C’est ça, mon nom.
Peut-être que vous avez regardé fixement l’eau d’une rivière. Il y avait quelqu’un près de vous qui vous aimait. On allait vous toucher. Vous l’avez senti avant que cela n’arrive. Et puis c’est arrivé.
C’est ça, mon nom.
(…)

Mon nom, c’est le titre d’un des premiers chapitres de Sucre de pastèque de Richard Brautigan. C’est aussi le titre d’une série de vingt-trois gouaches de petite dimension (21 x 29,7 cm) d’Anne Brégeaut. Des éclats de verre sur des pavés. Des fleurs fanées éparpillées sur le sol. Un gros plan sur une grille. Un autre sur un fauteuil rouge. Une sonnette. Les écailles d’un mur. Un vieux papier peint. Un drap froissé. Autant d’images fugaces, de petites pensées, de détails insignifiants, d’éclats gardés dans un coin de la mémoire. Autant de situations, de configurations, de moments - aussi singuliers que communs.
Aussi singuliers que communs que tous les noms de Mon nom. C'est ça, Mon nom : une sorte de non-identité, une fragmentation de l’être qui devient ce qu’il voit / entend / ressent à un moment donné, puis passe à tout autre chose l’instant d’après.
Comme chez Brautigan, il n’y a rien là de dramatique, de narratif. Juste des fragments juxtaposés, sans véritables liens significatifs. Pas de nom fixe, pas de gel, pas de cadre. Les images s’appellent les unes les autres, c’est fluide : « ça sonne bien ».
Enfin, « ça sonne bien » mais on n’est pas dans l’Harmonie fouriériste pour autant. Car ne pas avoir de nom, c’est finalement un fantasme très solitaire. Ca produirait quoi deux Mon nom qui se rencontrent ? Peut-on même appeler ça une rencontre ? Où sont les limites de l’un, de l’autre ? Comment ne pas s’emmêler jusqu’à la dissolution dans ces conditions ? En tout cas il est évident que si Mon nom rencontre Mon nom, chacun perd aussitôt son nom. Et alors on entre dans un autre monde. Celui des deux-voire-plus. Le couple, la société. Mon nom va dès lors être obligé de disparaître en tant que tel, faire quelques concessions, négocier. Et il n’est certainement pas très doué pour ça.
Dans une autre série de gouaches de même dimension, les deux-voire-plus apparaissent. En fond, une sorte de papier peint fait de motifs répétés. Au centre, un ou plusieurs objets / personnages. A ce moment-là, quelques couacs se font entendre. Un intestin dessiné en coupe (aux tons rouge, rose, violacé) vient se plaquer sur un paysage montagneux (des sapins noirs sur fond blanc). Un couple sobrement vêtu (noir, gris) s'enlace au milieu d'un amas de verres de terre (rose, violet). Un sachet de frites grasses pose sur un ravissant fond de pensées multicolores...
Dans le monde des deux-voire-plus, on sent très vite que les choses se compliquent. Les titres troublent : Mon père ce héros (les frites); Ne me mens pas (l'intestin); Pour toujours (les vers de terre)... La variation des échelles déroute. On entre certainement là dans des dimensions très cachées - voire souterraines, intérieures, inconscientes? A chacun d'apprécier et d’interpréter.
On se contentera simplement de souffler que sous ses abords joliment naïfs, le travail d'Anne Brégeaut n'incline pas forcément à la sérénité. La violence, le dégoût, la maladie, la mort, l'angoisse sourdent ici et là, de façon toujours assez ténue, sans fanfare, et sans cliché - parce qu'on n'est pas au spectacle. D’ailleurs, même les clowns sont sortis de scène: dans une animation, un couple de clowns se ballade sur une plage. Ces deux-là semblent étrangers à ce qu’ils vivent. Ca s’appelle Happy End, mais c’est une vision très particulière du bonheur. Les tons sont noirs, blancs, gris. Les personnages se tiennent la main mais ils ont le dos voûté; ils se traînent plus qu’ils ne marchent. En fait ils font du sur-place, comme la bande sonore qui est une très courte boucle du bruit de vagues revenant indéfiniment s’écraser sur le sable. Les sculptures sont elles aussi déroutantes, bancales: une petite maison rose en pâte à modeler semble avoir du mal à se tenir debout; un ballon de baudruche en plâtre s’affale lourdement; un disque vinyle dégouline de son socle; une assiette représentant deux oiseaux sur une branche, cassée puis recollée est accrochée au mur; une chaise s’enfonce littéralement dans un coin…
On l’aura compris, l’ambivalence, le doute quant à la réalité des choses ou des relations sont des notions qui sous-tendent l’ensemble du travail d’Anne Brégeaut. Du vide plein et vice-versa, une violente douceur, des trop-près et des trop-loin, des rêves ou des cauchemars qui emportent le réel. C’est peut-être ça, son nom.

*Titre d’un morceau mythique de Iron Butterfly (1968). On raconte que si tout s’était bien passé, le morceau aurait dû s’appeler In the Garden of Even.