Texte
d'Elisabeth Wetterwald
, 2008
IN-A-GADDA-DA-VIDA *
J’imagine que vous êtes plutôt
curieux de savoir qui je suis, mais je suis de ceux qui n’ont
pas de nom fixe. Mon nom dépend de vous. Donnez-moi le premier
nom qui vous passe par la tête.
Si vous pensez à quelque chose qui s’est passé il
y a longtemps : quelqu’un vous a posé une question
et vous ne connaissez pas la réponse.
C’est ça, mon nom.
Peut-être qu’il pleuvait fort.
C’est ça, mon nom.
Ou alors vous êtes allé à pied quelque part.
Il y avait des fleurs partout.
C’est ça, mon nom.
Peut-être que vous avez regardé fixement l’eau
d’une rivière. Il y avait quelqu’un près
de vous qui vous aimait. On allait vous toucher. Vous l’avez
senti avant que cela n’arrive. Et puis c’est arrivé.
C’est ça, mon nom.
(…)
Mon nom, c’est
le titre d’un des premiers chapitres de Sucre de pastèque de
Richard Brautigan. C’est aussi le titre d’une série
de vingt-trois gouaches de petite dimension (21 x 29,7 cm) d’Anne
Brégeaut. Des éclats de verre sur des pavés. Des
fleurs fanées éparpillées sur le sol. Un gros plan
sur une grille. Un autre sur un fauteuil rouge. Une sonnette. Les écailles
d’un mur. Un vieux papier peint. Un drap froissé. Autant
d’images fugaces, de petites pensées, de détails
insignifiants, d’éclats gardés dans un coin de la
mémoire. Autant de situations, de configurations, de moments -
aussi singuliers que communs.
Aussi singuliers que communs que tous les noms de Mon nom. C'est ça,
Mon nom : une sorte de non-identité, une fragmentation de
l’être qui devient ce qu’il voit / entend / ressent à un
moment donné, puis passe à tout autre chose l’instant
d’après.
Comme chez Brautigan, il n’y a rien là de dramatique, de
narratif. Juste des fragments juxtaposés, sans véritables
liens significatifs. Pas de nom fixe, pas de gel, pas de cadre. Les images
s’appellent les unes les autres, c’est fluide : « ça
sonne bien ».
Enfin, « ça sonne bien » mais on n’est
pas dans l’Harmonie fouriériste pour autant. Car ne pas
avoir de nom, c’est finalement un fantasme très solitaire.
Ca produirait quoi deux Mon nom qui se rencontrent ? Peut-on même
appeler ça une rencontre ? Où sont les limites de
l’un, de l’autre ? Comment ne pas s’emmêler
jusqu’à la dissolution dans ces conditions ? En tout
cas il est évident que si Mon nom rencontre Mon nom, chacun perd
aussitôt son nom. Et alors on entre dans un autre monde. Celui
des deux-voire-plus. Le couple, la société. Mon nom va
dès lors être obligé de disparaître en tant
que tel, faire quelques concessions, négocier. Et il n’est
certainement pas très doué pour ça.
Dans une autre série de gouaches de même dimension, les
deux-voire-plus apparaissent. En fond, une sorte de papier peint fait
de motifs répétés. Au centre, un ou plusieurs objets
/ personnages. A ce moment-là, quelques couacs se font entendre.
Un intestin dessiné en coupe (aux tons rouge, rose, violacé)
vient se plaquer sur un paysage montagneux (des sapins noirs sur fond
blanc). Un couple sobrement vêtu (noir, gris) s'enlace au milieu
d'un amas de verres de terre (rose, violet). Un sachet de frites grasses
pose sur un ravissant fond de pensées multicolores...
Dans le monde des deux-voire-plus, on sent très vite que les choses
se compliquent. Les titres troublent : Mon
père ce héros (les frites); Ne
me mens pas (l'intestin); Pour
toujours (les vers de terre)... La variation des échelles
déroute. On entre certainement là dans des dimensions très
cachées - voire souterraines, intérieures, inconscientes?
A chacun d'apprécier et d’interpréter.
On se contentera simplement de souffler que sous ses abords joliment
naïfs, le travail d'Anne Brégeaut n'incline pas forcément à la
sérénité. La violence, le dégoût, la
maladie, la mort, l'angoisse sourdent ici et là, de façon
toujours assez ténue, sans fanfare, et sans cliché - parce
qu'on n'est pas au spectacle. D’ailleurs, même les clowns
sont sortis de scène: dans une animation, un couple de clowns
se ballade sur une plage. Ces deux-là semblent étrangers à ce
qu’ils vivent. Ca s’appelle Happy
End, mais c’est une vision très particulière
du bonheur. Les tons sont noirs, blancs, gris. Les personnages se tiennent
la main mais ils ont le dos voûté; ils se traînent
plus qu’ils ne marchent. En fait ils font du sur-place, comme la
bande sonore qui est une très courte boucle du bruit de vagues
revenant indéfiniment s’écraser sur le sable. Les
sculptures sont elles aussi déroutantes, bancales: une petite
maison rose en pâte à modeler semble avoir du mal à se
tenir debout; un ballon de baudruche en plâtre s’affale lourdement;
un disque vinyle dégouline de son socle; une assiette représentant
deux oiseaux sur une branche, cassée puis recollée est
accrochée au mur; une chaise s’enfonce littéralement
dans un coin…
On l’aura compris, l’ambivalence, le doute quant à la
réalité des choses ou des relations sont des notions qui
sous-tendent l’ensemble du travail d’Anne Brégeaut.
Du vide plein et vice-versa, une violente douceur, des trop-près
et des trop-loin, des rêves ou des cauchemars qui emportent le
réel. C’est peut-être ça, son nom.
*Titre d’un morceau mythique de Iron Butterfly
(1968). On raconte que si tout s’était bien passé,
le morceau aurait dû s’appeler In the Garden of Even.
|