Texte
d'Antoine Marchand,
2010
« Les mémoires sont projetées depuis le présent,
ou depuis un lieu entre le présent du
patient adulte et de son enfance, qui le reconstruit de manière symptomatique
ou, peut-être,
comme il en a besoin. (1)»
Land Art, paysage altéré, paysage mental, pour n’en citer
que les courants les plus récents.
La question du paysage est récurrente dans l’art. Néanmoins,
avec ses « paysages oubliés
», Anne Brégeaut en propose une nouvelle lecture, nourrie davantage
par son imaginaire que
par l’observation de la nature et des grands espaces. Ces sculptures peintes – à moins
qu’il ne
s’agisse de peintures en trois dimensions – montées sur roulettes,
qui ressemblent à des jouets,
nous transportent vers un ailleurs onirique et imaginaire, cependant profondément
hostile et
anxiogène. S’attarder quelques instants sur son Paysage
oublié 7 permet de découvrir que la
route creusée dans cette colline verdoyante à la forme rassurante
ne mène nulle part et tourne
uniquement en boucle, dans une absurdité toute sisyphéenne. Quant
au rocher « psychédélique »
aux motifs orange et jaune du Paysage oublié 5,
on oublie vite son excentricité pour
se focaliser
sur le loup hurlant à la mort perché à son sommet. Nombre
des compositions de cet ensemble
jouent sur cette contradiction entre des paysages reculés, propices a
priori à la méditation et
au retour sur soi, et un élément, une situation, qui viennent en
perturber la tranquillité et ne
permettent jamais d’y projeter un bonheur intense et total. Le constat
est sensiblement le même
pour les peintures de l’artiste, illustrations de nos fragilités
et fêlures intimes. D’un format
supérieur à ses gouaches habituelles, leur force ne réside
pas tant dans ce qui est représenté
que dans l’absence et le manque qu’elles soulignent. Ainsi, personne
n’habite les pavillons du
Pays du milieu, et le cheval à bascule de La
forteresse de la solitude ou la fête foraine du Pays
du jamais jamais semblent attendre la venue d’un enfant pour enfin s’animer.
L’ensemble de
cette série met en scène des personnages seuls, livrés à eux-mêmes,
dans l’incapacité physique
d’échanger ou de communiquer. Les titres des peintures sont à ce
titre assez révélateurs de cette
solitude latente, que ce soient Paradis perdu, Si
loin de moi ou La peur des mots, toutes réalisées
en 2010. Tel un journal intime qui égrènerait des fragments de
vie, le corpus développé par Anne
Brégeaut questionne notre rapport à la quotidienneté, au
couple, et s’interroge sur la solitude
inhérente à notre monde contemporain. Et si chacune de ses pièces
existe individuellement,
c’est bien dans l’ensemble et la profusion que s’installent
cette ambivalence, cette « inquiétante
étrangeté » qui créent systématiquement le
trouble dans l’esprit du regardeur.
À travers ces oeuvres se dessine en creux un portrait de l’artiste
d’une émotivité exacerbée,
rappelant certains personnages emblématiques de la littérature
américaine. On pense
par exemple au Lennie Small de John Steinbeck dans Des souris et des hommes,
ou à Benjamin
Combson dans Le bruit et la fureur de William Faulkner, trop sensibles pour leurs
contemporains,
et qui ont une vision aussi juste que décalée sur le monde qui
les entoure. Mais l’analogie
s’arrête là, dans cette façon si particulière
d’aborder et d’observer ses semblables. En effet, si le
travail d’Anne Brégeaut revêt des atours délicats et
parfois enfantins, le regard qu’elle porte sur
ses congénères, loin d’être désillusionné,
n’en est pas moins d’une grande lucidité. Lorsqu’elle
évoque des moments de doute, d’angoisse ou d’inquiétude,
il ne s’agit pas pour elle d’une simple
catharsis. Ce n’est pas un trop plein de sentiments qu’elle couche
sur le papier, comme un
besoin irrépressible de s’en délester, mais bien un constat
sur les dérives de notre société, où
l’individualisme
est aujourd’hui devenu la norme. Tout comme son interjection monumentale
Ohé –
d’immenses
lettres lumineuses dirigées vers l’extérieur
qui apostrophaient le spectateur,
mais également le badaud – était un appel à l’échange,
les univers flottants et évanescents
dépeints dans ses pièces récentes cherchent en premier lieu à nous
interpeller et à provoquer
une prise de conscience. L’oeuvre d’Anne Brégeaut se veut
ainsi profondément psychanalytique.
Elle se questionne notamment sur la confrontation de l’enfance à l’aridité de
notre monde. En se
penchant sur nos peurs primaires, elle s’inscrit dans la lignées
des réflexions menées par Maria
Marshall ou Kiki Smith, qui renvoient immanquablement aux traumatismes liés à cette
période.
Ses peintures et sculptures, chargées d’une dimension émotionnelle,
aiguisent notre curiosité
en faisant appel à nos expériences intimes. Il n’en existe
pas une seule et unique interprétation,
mais bien des dizaines, qui dépendent toutes du vécu et du background
de chacun.
Tels Alice in Wonderland suivant le lapin blanc de manière irrépressible,
il ne nous reste
donc qu’à plonger dans les univers fictionnels d’Anne Brégeaut,
laisser nos souvenirs nous
submerger, nous perdre dans les labyrinthes – comme le suggère l’installation
J’avais décidé de
m’endormir (2009) – et peut-être, au sortir de cette introspection,
mieux accepter nos faiblesses
et s’ouvrir plus facilement sur le monde, aussi angoissant soit-il.
(1) Howard Singerman, « Memory Ware », in Mike Kelley. Educational
Complex Onwards 1995-
2008, Zurich : JRP Ringier, 2009, p. 314.
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