Texte de François Caodou, 2008
La quotidienneté s’exerce dans les certitudes : je suis
moi, tu es toi, le monde est le monde, il est comme il est, et cetera.
Mais cette organisation, cette disposition, rassurante, qu’on se
crée pour l’habiter, on a tous fait l’expérience,
aussi, qu’elle en vient à de certains moments à se
fissurer. Il y a des jours où le monde, le toi, le moi vacille.
Des jours où on l’on se trouve jeté, comme à nouveau,
dans l’infini de l’univers, sans plus savoir où s’accrocher.
S’apercevant d’un coup que tout ce en quoi l’on avait
cru jusque-là n’était que construction, illusion.
Là où l’on croyait être soi, c’est un
sujet fragmenté. Et c’est à peine si l’on peut
encore l’appeler un sujet. C’est un amas de couches, plutôt,
un plein volume de palimpsestes. Impossible à déchiffrer.
Voilà bien la rançon de la modernité : celle des
philosophies du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud). Nous avoir mis
sous les yeux de l’esprit, et comme de surcroît, ce que nous
ressentions déjà, parfois, par les vicissitudes seules
de la vie. La futilité de tout. La vanité des attachements,
et d’abord de nous-mêmes.
C’est de cela, je crois, que parlent, à leur manière,
les œuvres d’Anne Brégeaut. Parfois, il s’agit,
en elles, de célébrer la douceur qu’on trouve à jouer
des rôles, à s’oublier, se réifier. Qu’on
songe ici, par exemple, à la série intitulée Regarde
comme je suis gentille (1994-1995) : gouaches et petites phrases
sur papiers, construites sur le principe de la déclinaison, à bien
des égards systématique, des gestes, des comportements
qu’on peut attendre d’une bonne amante. Mais ce charme – ou
ce plaisir, même – qu’il y a de jouer ainsi sa partie,
de se conformer au stéréotype, n’est sans doute pas
sans mélange aussi, ni ambiguïté. Et l’inquiétude
n’est pas loin, on a beau s’efforcer, qui revient toujours.
La série Est-ce que tu m’aimerais encore, contemporaine
de la précédente (1995), le montre assez : gouaches sur
papiers à nouveau, et qui voient s’effacer peu à peu, à mesure
que la question se pose et se repose, membre par membre, l’être
aimé.
Dans un monde si incertain, peut-être faut-il s’accrocher,
dès lors, au détail, au fragment, comme un lambeau. Puisqu’aussi
bien c’est tout ce qu’on pourra jamais espérer. C’est
ce que suggèrent, du moins, ces petits tableaux, de 2007, qui
montrent, comme en plans serrés, des objets du quotidien : paniers,
bassines, bancs, pâtés de sable. Comme autant de traces,
semble-t-il, de bonheurs enfuis. Et remémorés. Mais la
beauté qui s’en dégage est d’une tristesse
qu’on ne saurait longtemps arrêter. Ce qui se confirme à regarder
les suivantes. 2008. L’angoisse fait retour. Des scènes
qui, possiblement, auraient pu être des scènes d’idylle
laissent paraître, au grand jour, fêlures et brisures. Un élément
trouble chaque fois s’immisce : comme par un jeu presque de collage
(plan et arrière-plan) ; ou dans un jeu de langage, stricto sensu,
par l’écart du titre et de l’image. Les œuvres
d’Anne Brégeaut sont ainsi. Qu’elles soient peintures,
objets ou vidéos, il s’en dégage toujours une douceur
trouble. C’est la chaise d’écolier de notre enfance,
oui, mais elle est encastrée dans le mur, au coin, c’est
une impasse. C’est le bruit de la mer, oui, mais les personnages
ont beau marcher, le temps passer, ils n’avancent pas. C’est
du sucré, oui, en apparence. Mais c’est âpre et c’est
dur en réalité.
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