Texte
d'Emmanuelle Lequeux
, 2010
Qui donc s’est penché sur son berceau pour qu’elle
se mette à écrire de tels contes de faits ? Quelle
malicieuse marraine l’a mise sur la voie de cette littérature
pour enfants grandis trop vite? Pour adultes qui parfois rêvent
de rapetisser pour vite tout oublier ? Ce sont bien des contes de
faits que compose Anne Brégeaut : avec leur apprentissage
du trouble, leurs forêts profondes, leurs lits géants et
leurs cabanes minuscules, leurs plantes carnivores et leurs gâteaux
gloutons. Un monde qui s’empare de toutes nos matières premières
et prosaïques pour les transformer en rêves ou en cauchemars.
Des briques, du bois, un jouet, un texte… D’un coup de baguette
le tout vrille en micro-fictions. Mais les humbles récits ainsi
composés ne nous prennent pas par la main pour nous imposer leurs
tribulations ; ils semblent plutôt saisis au moment où un
vent léger se met à les faire flotter. A les déstabiliser
un brin. A leur imposer le suspens.
Les faits sont coriaces. Mais Anne Brégeaut est habile prestidigitatrice :
elle sait leur faire rendre jus, rendre âme. Dans ses œuvres, à première
vue, tout est immédiatement reconnaissable : des bouts de
notre quotidien infiltrés dans l’espace d’exposition.
Et pourtant c’est leur inquiétante étrangeté qui
sidère. Une plage, des citrouilles, une corde de pendu, une tasse
de porcelaine… D’autant plus troublants qu’ils en
sont familiers. Leur rapport n’a rien d’évident, ni
dans le sens ni dans l’échelle : au spectateur de composer
sa propre narration, comme en un rébus. Ainsi de son wall-painting
inspiré par le test de Lacan : il s’inspire d’un
récit que le célèbre psychanalyste soumettait à ses
patients. Chacun des héros y était représentatif
d’une valeur, comme l’amour, la morale, le travail, la famille.
A la fin de la parabole, à chacun de dire quel a été son
personnage préféré. L’artiste en a fait une
vaste scène onirique et rose, que traverse un fleuve de vagues
et de doutes. Jamais les silhouettes ne sont élucidées
dans leur sens : elles sont destinées à errer longtemps
dans l’esprit du regardeur, jusqu’à ce qu’il
se fasse sa propre petite saga. Finis, les archétypes et les surinterprétations :
mille histoires sont en une, aucune décisive. Anne Brégeaut
opère parfois de manière un peu similaire avec ses amis :
elle leur raconte une histoire, et chacun de ses interlocuteurs raconte
comment il en imagine les objets et les acteurs. A partir de ces descriptions,
l’artiste livre sa propre version en peinture, en une sorte de
double autoportrait où tout se brouille, et tout prend une multitude
de sens.
Dans son oeuvre, pas de héros grandiloquents, pas de rebondissements
fracassants. Pas question de Blanche-Neige ou de Cendrillon : ses
princesses ont des jupettes d’écolières et les monstres
n’y apparaissent pas. Ils restent en deça de la feuille
de papier qui accueille la gouache ; coincés après
le The End du dessin animé. Comme la douleur. Chez Anne Brégeaut,
la douleur ne fait pas la fière. Elle se cache au détour
d’un labyrinthe, elle s’attife de rose fillette. Mais elle
est toujours là, en filigrane, ou plutôt son angoisse. Douleur
de ne pas savoir aimer, de voir l’autre échapper, de ne
considérer sa vie qu’en souvenir, de voir fuir l’instant.
Comme ce couple de clowns amoureux qui avance sur la rive, contemplant
le soleil couchant sur la mer. Mais l’astre ne daigne jamais disparaître,
et eux n’avancent pas non plus : englués, en un sur-place
aussi triste que burlesque, dans la magie du présent.
Dès ses premiers pas, il y a une dizaine d’années,
Anne Brégeaut dessinait ses œuvres comme un journal intime
qui ne livre rien : des dessins humbles, des phrases apparemment
anodines, dans laquelle chacun pouvait projeter ses petits désespoirs
quotidiens. Vacillements du couple, paradoxal espoir de la solitude,
poésie de l’attente… C’était à la
fois tout et rien. Tragédies minimalistes, litanies de l'effacement,
wall-painting pleins de doutes et de fusées, où fuse le
doute… De ce qui ne se partage pas mais ne peut que s’imaginer
chez l’autre, et encore. Une œuvre qui révélait
l’autiste en chacun de nous, qui faisait de la parole le plus lourd
des silences. Ohé, dit une de ses pièces plus monumentales.
Ca crie creux, ça tente vainement de s’approcher d’autrui, ça
sonne plat, et c’est tout ce que l’on a ? Tout ce que
notre savoir immense met à notre disposition pour ne plus être
seul ? Il est fréquent que l’œuvre d’Anne
Brégeaut évoque cette fonction phatique du langage :
ces mots bateau qui tentent de nous faire naviguer vers l’autre,
sans se référer à rien qu’à ce lien
fragile entre deux êtres. Mais peu à peu le langage a trouvé une
nouvelle place dans son œuvre : auparavant, il en était
comme un anti-héros récurrent, creusé, dentellé,
puzzlé, démantibulé. Aujourd’hui, il s’est
fait plus discret. Mais il demeure en palimpseste : « la
manière dont je construis mes œuvres consiste à traiter
chaque bout d’image comme un mot dans un texte, sans que ces mots
aient un sens précis, qu’ils soient un peu évanescents »,
raconte-t-elle.
L’œuvre d’Anne Brégeaut a aujourd’hui
gagné en âme et en taille. Mais elle continue d’explorer
le non-dit et les failles, toutes les failles. Haïkus, toujours,
ces poèmes « qui ont leur évidence mais ne livrent
jamais vraiment leur énigme » ; où ce qui
est dit se glisse davantage dans les interstices entre les mots qu’en
ces derniers, trop faillibles. Ses œuvres nous mènent au
bord du précipice, et nous lâchent la main pour nous laisser
aller au vertige ou à la fascination d’un micro-néant.
Elles ont gardé cette délicatesse sans mignardise des débuts,
cette capacité à denteler le monde sans faire naître
de la broderie simplement affriolante. Mais elles sont, plus que jamais,
devenues installations, faisant suite à ses petits objets qu’elle
posait auparavant sur des étagères : une
tasse recollée,
un « verre plein d’air ». Le passage à de
plus amples volumes n’est pourtant en rien une rupture pour elle : « Je
veux vraiment être dans la continuité de mes petites toiles,
simplement leur donner une réalité en trois dimensions »,
explique-t-elle. Si Anne Brégeaut montre du bois peint, elle repeint
dessus une illusion de bois peint, histoire de toujours rester « dans
l’image ». Ainsi de ce petit labyrinthe un peu ridicule,
de ceux qui n’effraieraient pas un enfant, de ceux dans lesquels
on ne saurait se perdre : le socle sur lequel il est posé est,
selon l’artiste, « un peu comme l’espace de la
peinture ; il surélève l’œuvre comme un
rêve, quelque chose de flottant ».
Images du monde flottant : c’est ainsi que l’on traduit
ukiyo-e, ces estampes japonaises de la période d’Edo qui
chantaient le kabuki, la vie insouciante des courtisanes ou les démons.
Mais ce terme pourrait tout aussi bien convenir à l’univers
d’Anne Brégeaut qui semble cousin des « nuages,
les merveilleux nuages ». Plus que jamais, l’artiste « met
le temps en espace ». Ses œuvres, échappatoires à l’absurde
de ce monde, pourtant le mettent en scène dans des espaces mentaux
dont il semble qu’ils ne demandaient qu’à être
enfin incarnés. Pour gagner en paradoxale évidence. Car
tout cela a bel et bien des allures de bonbons. Mais de ces « bonbons
au poivre » qui s’avèrent si longs en bouche.
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